Cancérologue de formation, professeur de santé publique et président du Haut conseil à la santé publique (HCSP) jusqu’en juin 2022, Franck Chauvin est l’auteur d’un rapport intitulé « Dessiner la santé publique de demain », remis en mars 2022 au ministre de la Santé d’alors, Olivier Véran. Ce document évalue les faiblesses et les forces du système de santé publique français avant de proposer des objectifs et des solutions pour le faire évoluer.

Pr Franck Chauvin : « Nous devons passer d’un système de santé axé sur le curatif à un système orienté vers la prévention »

France Mutualité. Pouvez-vous rappeler le contexte dans lequel vous avez réalisé ce rapport ?

Pr Franck Chauvin. Au moment de la crise liée à l’épidémie de Covid-19, tous les pays se sont interrogés sur la résilience de leur système de santé, c’est-à-dire leur capacité à s’adapter. La France a fait de même. Il y a d’abord eu, en mars 2021, le rapport Pittet – du nom du professeur, médecin-chef du service de prévention et contrôle de l’infection aux Hôpitaux universitaires de Genève, qui a présidé cette mission – qui proposait une évaluation externe de la réponse à la crise. Cette analyse a notamment incité le ministre de la Santé de l’époque, Olivier Véran, à vouloir évaluer la capacité de notre système de santé publique à réagir à des crises quelles qu’elles soient (infectieuses, environnementales, etc.). Il m’a alors demandé de rédiger ce rapport.

F. M. Quelles sont les principales faiblesses du système de santé français identifiées ?

Pr F. C. Pendant la crise sanitaire, je faisais partie du Conseil scientifique Covid-19, aux côtés du professeur Jean-François Delfraissy. Nous avons très rapidement constaté un certain nombre de problèmes. D’abord, cette crise n’était pas simplement une épidémie ou une pandémie, mais plutôt une « syndémie » [un ensemble de pathologies aggravées par certains facteurs, ici une maladie virale, NDLR] car les personnes à risques de formes graves sont essentiellement celles qui sont déjà malades, qui souffrent de maladies chroniques. Et il se trouve que la France a un nombre de malades chroniques très important : en 2020, 31 % de la population a été traitée d’une manière ou d’une autre pour une maladie chronique.

Cette crise a mis en lumière un deuxième point : l’importance des inégalités de santé. Ces dernières fragilisent une partie de la population et l’exposent à différents risques. La mortalité liée à la pandémie en Seine-Saint-Denis [département le plus pauvre de France métropolitaine, NDLR] n’a pas du tout été la même que dans le VIe arrondissement de Lyon ou dans certains quartiers de Bordeaux, par exemple.

Enfin, troisième point : nos structures de santé publique locales ne sont pas suffisamment fortes pour développer le « aller vers », ce que j’appelle le « dernier kilomètre » vers les populations les plus éloignées géographiquement, socialement, culturellement, numériquement du système de santé. Comment pouvons-nous toucher ces populations qui, nous le savons, vont payer un lourd tribut si d’autres crises surviennent ?

F. M. Retrouve-t-on ces mêmes faiblesses dans les autres pays européens ?

Pr F. C. Tous les pays ont rencontré des difficultés pour affronter cette crise. Ceux d’Europe de l’Ouest ont eux aussi une population vieillissante et qui souffre de maladies chroniques. En revanche, les inégalités sont particulièrement marquées en France. Par ailleurs, notre système de santé est principalement orienté vers l’hôpital et les soins et nous avons une très faible culture de la prévention.

F. M. Comment peut-on aller vers plus de prévention ?

Pr F. C. Nous devons passer d’un système de santé axé sur le curatif à un système plus orienté vers la prévention. Il est nécessaire de nous réorienter et se rééquilibrer. Ce diagnostic a d’ailleurs été porté par le président de la République, Emmanuel Macron, en 2018 lors du lancement de la stratégie « Ma santé 2022 ». Notre système fonctionne à l’envers : il est centré sur l’activité et incite donc à en faire toujours plus, ce qui ne laisse pas de place à la prévention. Il faut fixer de nouveaux objectifs collectivement à notre système de santé.

F. M. Est-ce là le changement de culture que vous appelez de vos vœux ?

Pr F. C. Nous devons absolument développer une culture de la santé publique et donc une culture de la prévention que nous n’avons pas à l’heure actuelle. L’école par exemple doit donner aux enfants une culture en santé dès les classes primaires. C’est un impératif ! Des pays, qui ont beaucoup mieux résisté à la crise que nous, comme la Corée du Sud, ont une culture de la santé qui est inculquée depuis le plus jeune âge. Les enfants savent ce qu’est une épidémie, comment y résister, pourquoi il faut porter un masque, à quoi servent les gestes barrières… Tout cela devrait être acquis or, nous avons été obligés de rendre ces mesures obligatoires parce que la culture en la matière était trop faible dans notre pays.

F. M. Vous proposez aussi de créer un système de santé publique territorial. Pourquoi ?

Pr F. C. Pendant la crise, nous avons pu observer la faiblesse de notre système dans les territoires. Pour faire évoluer notre système, la solution la plus efficace est locale. Il faut impliquer les acteurs qui y sont déjà présents. Les collectivités territoriales ont par exemple un rôle majeur à jouer parce qu’elles ont dans leur périmètre de nombreux leviers qui concernent la santé et la prévention (écoles, espaces verts, transports, logement, culture…). Les acteurs comme les urbanistes ou les gestionnaires des transports doivent eux aussi être formés à la prévention et avoir conscience qu’une partie de leur activité a un impact sur la santé. Nous savons en effet que le système de soins ne contribue que pour 20 % dans la santé de la population, l’essentiel se passe ailleurs. C’est le concept de Health in all policies c’est-à-dire que les différentes politiques contribuent à la santé des individus d’une population.

F. M. Quels sont les objectifs que vous avez fixés à travers ces évolutions ?

Pr F. C. L’enjeu est de diminuer le recours aux soins. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France a passé en quelque sorte un contrat avec la population disant : si vous êtes malades, vous aurez un accès gratuit aux soins qui vous sont nécessaires, en revanche votre santé vous concerne. Sur cette base, l’État a organisé le recours aux soins et développé un système curatif performant. Mais c’est aussi là notre échec : nous n’avons pas su nous protéger suffisamment des maladies chroniques ou des cancers alors que nous connaissons les facteurs de risques évitables. La France doit donc prendre un nouveau tournant pour agir sur les déterminants de la santé autant que sur la maladie.

Notre objectif, avec ces changements, est d’obtenir une augmentation de l’espérance de vie en bonne santé. Sur les cinquante dernières années, l’espérance de vie a beaucoup augmenté, mais pas celle en bonne santé. Moins d’un Français sur deux est en bonne santé à 65 ans en France, alors qu’en Suède c’est le cas de 75 % au même âge. Une population qui vieillit en mauvaise santé, qui a besoin de soins, va recourir massivement au système de soins : c’est ce qui arrive aujourd’hui. Mais ce n’est pas une fatalité.

F. M. Faut-il revoir la formation des personnels de santé pour intégrer cette nouvelle orientation ?

Pr F. C. Bien sûr, il est impératif d’emmener tous les acteurs, y compris ceux du système de soins, vers la prévention. D’autant que les soignants sont soumis à des injonctions paradoxales : ils doivent traiter de plus en plus de personnes, donc il faut qu’il y ait de plus en plus de malades. Cette situation n’encourage ni la prévention ni la prise en charge des malades chroniques qui requièrent plus de temps et un réseau de médecine de ville développé. Penser la santé comme un marché, pousser la concurrence entre les établissements de soins, a participé à la crise de sens du personnel soignant. La santé est un capital dans lequel notre société doit investir.

F. M. Le développement du numérique en santé peut-il être une solution ?

Pr F. C. C’est la grande question. Si nous mettons en place le numérique pour ceux qui sont déjà en bonne santé, ces derniers iront encore mieux, mais certaines populations seront laissées de côté et les inégalités augmenteront. En revanche, il existe des pays où le numérique est un outil pour les diminuer, notamment dans certains pays d’Afrique qui utilisent beaucoup le téléphone portable pour réaliser ce fameux « dernier kilomètre » et toucher les personnes les plus éloignées. Nous sommes donc vraiment à un tournant où nous devons faire un choix pour la santé publique de demain.